Quelques semaines plus tard, que me reste-t-il de ce colloque?
L'intérêt scientifique, il faut l'avouer, n'était pas premier. Aux yeux des organisateurs non plus d'ailleurs, qui visaient surtout à "donner de la face" à nos collègues et néanmoins amis chinois. Ainsi, Michel Wieviorka termina-t-il le colloque en expliquant que nous venions de vivre un moment historique (yeah, me suis-je dis, au moins une fois dans ta vie, tu auras vécu un moment intellectuel historique). Comme quoi, les français ont le sens de la "face"...
L'idée du colloque était de permettre de confronter des sociologues chinois et des sociologues du reste du monde (on dirait un peu un jubilé... équipe chine contre équipe reste-du-monde), ce qui donnait l'opportunité d'inviter des "stars" (Touraine, Sassen, Ehrenberg, Mardsen, Commaille, j'en oublie) qui avaient comme point commun principal de ne rien connaître de la Chine et, du coup, de raconter régulièrement n'importe quoi. Et je ne vais pas être tendre, mais pourquoi n'avoir pas organisé un colloque avec des sociologues français spécialistes de la Chine? faire se rencontrer sociologues français et chinois eut été plus intéressant, mais là, on avait quand même l'impression d'assister à une immense cérémonie de relations publiques (oui, je sais, j'ai l'air naïf là, un colloque, c'est toujours un peu ça, disons que cette fois, ça l'était un petit peu trop).
L'autre idée du colloque, c'était de confronter la sociologie européenne "sociocentrée" à une autre société afin de révolutionner la sociologie "du reste du monde". La société chinoise étant sensé être si autre qu'elle allait nous ouvrir des portes incroyables.
Autant vous dire tout de suite que je ne me situe pas du tout dans cette lecture. D'abord parce que le culturalisme n'est pas ma tasse de thé. Ensuite, je trouves qu'il y a une immense supercherie là dedans: la théorie qui fut longtemps dominante en sociologie est née... dans les îles Trobriand. Le travail de Durkheim qui explicite le plus clairement sa conception de la société porte sur... le totémisme en Australie. Bien sûr, cela ne suffit pas. Mais penser que la sociologie ne s'est jamais interrogée sur ses concepts est un peu étrange. De même que dire que nous allions découvrir en Chine une pensée des êtres en relations qui viendrait bouleverser notre appréhension individualiste du monde est assez étonnant: la sociologie ne cesse jamais d'étudier autre chose que des relations, quand à son rapport à l'individualisme, il est pour le moins ambigu.
Mais surtout, il y avait une question qui brûlait toutes les lèvres: comment peut-on être sociologue en Chine? La sociologie est une discipline critique, ou à tout le moins analytique, dont l'objet est la société... dans un état où des journalistes sont régulièrement incarcérés, où leur travail est régulièrement gêné, la question de savoir ce que peut être une sociologie dans un régime qui ne fait de la liberté d'expression une valeur première. Car le côté paradoxal de la sociologie est qu'elle est financée par l'Etat, alors même qu'elle passe le plus clair de son temps à le critiquer.
Or cette question ne fut pas posée. Un jeune doctorant chinois travaillant en France (comme quoi, je n'étais pas le seul à me poser la question) me dit la même chose: "on dirait qu'ils font tout pour les protéger, pour que ne soient pas posées les questions qui fâchent." Et de fait, lorsqu'une fois une anthropologue française que j'avais entendu ruminer lors de la pause café, s'empara du micro pour expliquer, de façon fort diplomatique, combien tout ceci lui semblait grotesque, l'organisatrice prit rapidement un micro et fit une longue explication peu claire, mais qui noya le poisson. j'ai trouvé ça bizarre, d'autant que ces sociologues chinois étaient des gens de 40 à 60 ans, donc a priori des adultes, qui étaient sans doute capables de se défendre eux-même. Par ailleurs, trop protéger nos collègues chinois des critiques ne pouvait que susciter la méfiance: "si l'on veut tant les protéger, n'est-ce pas parce qu'il y a quelque chose à cacher?"
Mais, ne restons pas uniquement sur la forme.
Car nous eûmes droit à des interventions de sociologues chinois. Dans la première, un sociologue chinois présentait une enquête au cours de la quelle il demandait aux membres des "classes moyennes" (qui, selon lui, incluait les cadres du PC) s'ils étaient pour la démocratie de masse ou la démocratie des élites... le concept laisse songeur. A minima, il y a là un manque de distance à l'égard des discours politiques. A ce moment, je me dis "bon, voila, la sociologie chinoise c'est ça..."
Mais en fait non. Il faut reconnaître une chose: certains sociologues nous ont produit des textes extrèmement critiques, sur la base d'enquête bien faites. En fait, on a eu de tout. C'est assez rassurant. Le fait de s'aligner sur le discours de l'état n'est donc pas, c'est l'impression que j'ai eu, une obligation. Celui qui le fait le fait par choix. D'autres ne font pas ce choix. La sociologie est donc possible en Chine, et après tout, nous avons également en France des sociologues critiques et des sociologues conservateurs. Un bon point pour la Chine.
Ce bon point fit dire à Wieviorka ceci: "si nous pensons que la sociologie ne peut exister que dans les démocraties, et si nous pensons à ce que nous avons entendu cette semaine, alors, il nous faut nous interroger sur ce qu'est le régime chinois." J'avoues que j'en ai eu le souffle coupé...
D'abord, parce qu'il y a des départements de sociologie en Biélorussie, et que personne ne se pose des questions sur le régime de Loukachenko. Au fond, c'est plutôt les termes de "démocratie" et "dictature" qui doivent être interrogés. Car de tels termes sont des abstractions, il n'y a pas d'un côté des démocraties où l'on peut faire de la sociologie et des dictatures où on ne peut pas. Cette dichotomie n'est pas intéressante. Il y a des régimes où le pouvoir s'organise de façons diverses, où la liberté d'expression, la participation politique sont plus ou moins importants. Au fond, c'est la première phrase "si nous pensons que la sociologie ne peut exister que dans les démocraties", en ce qu'elle confond des régimes concrets et des concepts politiques, qui me semble poser problème. Sans compter qu'on ne peut pas considérer que la sociologie soit un indicateur des régimes politiques. Si l'on veut connaître un régime politique, il faut en faire la sociologie, il ne faut pas regarder combien il produit de bataillons de sociologues. C'est quand même d'autant plus étonnant que Wieviorka a fait plusieurs très bon ouvrages sur la violence, où il faisait justemment le lien entre la violence et l'absence d'espace politique de régulation des conflits.
Moment surréaliste en fin de colloque: le vice président de l'association chinoise de sociologie, qui nous avait présenté un gros travail très bien construit sur les ming gong, se lance tout d'un coup dans une envolée lyrique sur le Tibet: "Le PCC aide au développement du Tibet, je ne comprends pas pourquoi les français disent le contraire". "Et nous sommes prêts à en parler, nous sommes prêts à aborder les pommes de discordes", nous dit-il. Je l'ai, du coup, trouvé fort sympathique. Mais bon, il n'y avait pas véritablement la place pour aborder les "pommes de discordes". C'est bien dommage, certains chinois y étaient visiblement prêts, et ça, on ne peut que s'en réjouir.
L'intérêt scientifique, il faut l'avouer, n'était pas premier. Aux yeux des organisateurs non plus d'ailleurs, qui visaient surtout à "donner de la face" à nos collègues et néanmoins amis chinois. Ainsi, Michel Wieviorka termina-t-il le colloque en expliquant que nous venions de vivre un moment historique (yeah, me suis-je dis, au moins une fois dans ta vie, tu auras vécu un moment intellectuel historique). Comme quoi, les français ont le sens de la "face"...
L'idée du colloque était de permettre de confronter des sociologues chinois et des sociologues du reste du monde (on dirait un peu un jubilé... équipe chine contre équipe reste-du-monde), ce qui donnait l'opportunité d'inviter des "stars" (Touraine, Sassen, Ehrenberg, Mardsen, Commaille, j'en oublie) qui avaient comme point commun principal de ne rien connaître de la Chine et, du coup, de raconter régulièrement n'importe quoi. Et je ne vais pas être tendre, mais pourquoi n'avoir pas organisé un colloque avec des sociologues français spécialistes de la Chine? faire se rencontrer sociologues français et chinois eut été plus intéressant, mais là, on avait quand même l'impression d'assister à une immense cérémonie de relations publiques (oui, je sais, j'ai l'air naïf là, un colloque, c'est toujours un peu ça, disons que cette fois, ça l'était un petit peu trop).
L'autre idée du colloque, c'était de confronter la sociologie européenne "sociocentrée" à une autre société afin de révolutionner la sociologie "du reste du monde". La société chinoise étant sensé être si autre qu'elle allait nous ouvrir des portes incroyables.
Autant vous dire tout de suite que je ne me situe pas du tout dans cette lecture. D'abord parce que le culturalisme n'est pas ma tasse de thé. Ensuite, je trouves qu'il y a une immense supercherie là dedans: la théorie qui fut longtemps dominante en sociologie est née... dans les îles Trobriand. Le travail de Durkheim qui explicite le plus clairement sa conception de la société porte sur... le totémisme en Australie. Bien sûr, cela ne suffit pas. Mais penser que la sociologie ne s'est jamais interrogée sur ses concepts est un peu étrange. De même que dire que nous allions découvrir en Chine une pensée des êtres en relations qui viendrait bouleverser notre appréhension individualiste du monde est assez étonnant: la sociologie ne cesse jamais d'étudier autre chose que des relations, quand à son rapport à l'individualisme, il est pour le moins ambigu.
Mais surtout, il y avait une question qui brûlait toutes les lèvres: comment peut-on être sociologue en Chine? La sociologie est une discipline critique, ou à tout le moins analytique, dont l'objet est la société... dans un état où des journalistes sont régulièrement incarcérés, où leur travail est régulièrement gêné, la question de savoir ce que peut être une sociologie dans un régime qui ne fait de la liberté d'expression une valeur première. Car le côté paradoxal de la sociologie est qu'elle est financée par l'Etat, alors même qu'elle passe le plus clair de son temps à le critiquer.
Or cette question ne fut pas posée. Un jeune doctorant chinois travaillant en France (comme quoi, je n'étais pas le seul à me poser la question) me dit la même chose: "on dirait qu'ils font tout pour les protéger, pour que ne soient pas posées les questions qui fâchent." Et de fait, lorsqu'une fois une anthropologue française que j'avais entendu ruminer lors de la pause café, s'empara du micro pour expliquer, de façon fort diplomatique, combien tout ceci lui semblait grotesque, l'organisatrice prit rapidement un micro et fit une longue explication peu claire, mais qui noya le poisson. j'ai trouvé ça bizarre, d'autant que ces sociologues chinois étaient des gens de 40 à 60 ans, donc a priori des adultes, qui étaient sans doute capables de se défendre eux-même. Par ailleurs, trop protéger nos collègues chinois des critiques ne pouvait que susciter la méfiance: "si l'on veut tant les protéger, n'est-ce pas parce qu'il y a quelque chose à cacher?"
Mais, ne restons pas uniquement sur la forme.
Car nous eûmes droit à des interventions de sociologues chinois. Dans la première, un sociologue chinois présentait une enquête au cours de la quelle il demandait aux membres des "classes moyennes" (qui, selon lui, incluait les cadres du PC) s'ils étaient pour la démocratie de masse ou la démocratie des élites... le concept laisse songeur. A minima, il y a là un manque de distance à l'égard des discours politiques. A ce moment, je me dis "bon, voila, la sociologie chinoise c'est ça..."
Mais en fait non. Il faut reconnaître une chose: certains sociologues nous ont produit des textes extrèmement critiques, sur la base d'enquête bien faites. En fait, on a eu de tout. C'est assez rassurant. Le fait de s'aligner sur le discours de l'état n'est donc pas, c'est l'impression que j'ai eu, une obligation. Celui qui le fait le fait par choix. D'autres ne font pas ce choix. La sociologie est donc possible en Chine, et après tout, nous avons également en France des sociologues critiques et des sociologues conservateurs. Un bon point pour la Chine.
Ce bon point fit dire à Wieviorka ceci: "si nous pensons que la sociologie ne peut exister que dans les démocraties, et si nous pensons à ce que nous avons entendu cette semaine, alors, il nous faut nous interroger sur ce qu'est le régime chinois." J'avoues que j'en ai eu le souffle coupé...
D'abord, parce qu'il y a des départements de sociologie en Biélorussie, et que personne ne se pose des questions sur le régime de Loukachenko. Au fond, c'est plutôt les termes de "démocratie" et "dictature" qui doivent être interrogés. Car de tels termes sont des abstractions, il n'y a pas d'un côté des démocraties où l'on peut faire de la sociologie et des dictatures où on ne peut pas. Cette dichotomie n'est pas intéressante. Il y a des régimes où le pouvoir s'organise de façons diverses, où la liberté d'expression, la participation politique sont plus ou moins importants. Au fond, c'est la première phrase "si nous pensons que la sociologie ne peut exister que dans les démocraties", en ce qu'elle confond des régimes concrets et des concepts politiques, qui me semble poser problème. Sans compter qu'on ne peut pas considérer que la sociologie soit un indicateur des régimes politiques. Si l'on veut connaître un régime politique, il faut en faire la sociologie, il ne faut pas regarder combien il produit de bataillons de sociologues. C'est quand même d'autant plus étonnant que Wieviorka a fait plusieurs très bon ouvrages sur la violence, où il faisait justemment le lien entre la violence et l'absence d'espace politique de régulation des conflits.
Moment surréaliste en fin de colloque: le vice président de l'association chinoise de sociologie, qui nous avait présenté un gros travail très bien construit sur les ming gong, se lance tout d'un coup dans une envolée lyrique sur le Tibet: "Le PCC aide au développement du Tibet, je ne comprends pas pourquoi les français disent le contraire". "Et nous sommes prêts à en parler, nous sommes prêts à aborder les pommes de discordes", nous dit-il. Je l'ai, du coup, trouvé fort sympathique. Mais bon, il n'y avait pas véritablement la place pour aborder les "pommes de discordes". C'est bien dommage, certains chinois y étaient visiblement prêts, et ça, on ne peut que s'en réjouir.